photographie argentique
2020
photographie argentique
2020
Les réserves ne doivent pas être confondues avec un grenier ou une cave, un endroit où l’on range des choses qui ne servent plus. Au point de vue de la conservation, ce sont au contraire des lieux aussi importants que les espaces d’exposition puisqu’elles contiennent la majeure partie des collections.1
Les musées recèlent d’innombrables objets invisibles tenus au secret dans des réserves, soustraits ainsi aux regards des visiteurs. L’inventaire des collections listent ces œuvres, mobiliers, vestiges qui demeurent en attente de leur analyse, de leur redécouverte, ou seulement d’une place au sein d’une exposition qui les mettraient en lumière. Cependant la réserve n’est pas qu’un sas, c’est un lieu de vie pour les collections d’un musée, une anti-chambre active d’étude et de recherche, qui assure des conditions de conservation adaptée aux collections. Dans celles du Musée Joseph Denais les pièces de la collection textile des XVIIIe et XIXe ont été analysées pour envisager leur possible restauration. Dans l’antre du musée, dans cet espace confidentiel, l’artiste Hélène Benzacar a été conviée à les découvrir avant qu’elles ne soient restaurées. Des Corsages, pantalons, tabliers, gilets, robes, vestes, tuniques, blouses … des vêtements d’hommes et de femmes, portés il y a longtemps, dont le temps certes étiré et diffus, n’efface en rien l’empreinte d’existences passées.
Dans les coulisses du musée, munie de son appareil photo , Hélène Benzacar réalise au départ un travail documentaire : tous les vêtements de la collection sont saisis dans leurs boites de conservation, entourés du papier de soie qui les protège, dotés de leurs étiquettes faisant figurer leur numéro d’inventaire, carte d’identité des objets des fonds muséographiques.
Pour effectuer ce corpus de près de 200 photographies, l’artiste se positionne loin des espaces fictionnels qui caractérise l’ensemble de ses œuvres. Elle dresse un inventaire du réel, saisit ce que nous ne verrons jamais : des collections spectrales, en veille mais prêtes à sortir de leur torpeur. C’est un pouvoir que détient la photographie : nous révéler des réalités lointaines, dissimulées ou imperceptibles. Pour Hélène Benzacar, ce premier travail d’approche de la collection lui permet de cerner son sujet, de faire connaissance avec ces étoffes, de convoquer des histoires et vies passées. D’y apercevoir des corps aujourd’hui absents, dont la mémoire est toujours active : coutures déchirées ou arrachées, marques de transpiration ou d’usure, … le vêtement porté livre une part de l’intimité des disparus.
Ce que la photographie retient du réel est comme son squelette ou son ossature lumineuse.2
C’est sur une table lumineuse qu’Hélène Benzacar choisit de présenter ces clichés. La lumière révèle mais aussi aussi fragilise l’image comme les tissus. Les conservateurs comme les restaurateurs connaissent bien la menace qui pèse sur des collections exposées: tissus, dessins, photographies doivent être présentés dans des espaces assez obscurs pour que les couleurs ne s’altèrent et ne s’effacent pas. L’artiste joue avec cette ambiguïté: par la lumière advient tout autant la révélation, le dévoilement que la disparition, l’éclipse. Telle des «Vanités» qui fixent la déliquescence, ces photographies renvoient à la fragilité des choses et de l’existence.
Sur la table lumineuse, les photographies sont à la portée des visiteurs. Hélène Benzacar propose une approche sensible et tactile de ces images imprimées sur supports transparents. En les faisant manipuler, elle réinsuffle du vivant à ces objets. «Quand on photographie des tissus, on les rend haptiques» dit-elle. Cette approche tactile qu’elle propose aux regardeurs a été aussi la sienne. Pour se familiariser avec ces vêtements, découvrir leurs couleurs d’origine elle commence par les effleurer puis les manipuler. L’intérieur n’étant pas exposé à la lumière est souvent intact: en les retournant elle les réanime et remonte ainsi le cours de l’histoire. Les coutures témoignent des étapes de réalisation, de construction. Le vêtement se livre dans sa genèse, ses origines.
«Dans la tradition juive les couturiers retournaient les vêtements pour leur donner une deuxième vie : cette idée m’a parue essentielle, elle est aussi présente dans d’autres œuvres plus anciennes, notamment celle des animaux naturalisés». Dans des séries précédentes, Hélène Benzacar a en effet actionné ce type de mécanisme : avec À l’intérieur du loup réalisé en 2004, l’artiste orchestre un face à face inattendu entre des enfants et l’animal tant redouté. En photographiant la bête immobile se produit un retournement : d’inanimé au moment où elle réalise l’acte photographique le loup se mue en être vivant. «Je ne photographie que pour fixer ce passage. La mise en scène consiste alors, à créer les conditions de cette transformation.» écrit-elle à propos de cette série.
L’illusion, la mise en scène, le truchement … un théâtre factice est mis en place. Simulacre magique… au musée Joseph Denais cette illusion du vivant est rejouée, un autre animal – l’abeille – s’impose comme motif sériel.
Déjà présente dans le travail de l’artiste, l’abeille réapparaît ici. Hélène Benzacar prolonge sa recherche sur cet insecte fascinant, animal idolâtré par toutes les grandes civilisations antiques, et aujourd’hui menacé d’extinction. Doit-on envisager que l’abeille sera, dans quelques décennies, seulement présente dans les collections des museums ?
À l’instar de l’entomologiste qui dans un même geste pique l’insecte ou le papillon et le fixe sur un support, l’artiste réalise une première série de photographies où sur quelques vêtements du musée, portés par de jeunes femmes, une abeille est épinglée sur le tissu. Là encore l’artifice est invisible. Là encore, l’acte photographique transmue l’animal mort en insecte vivant.
Ce travail sur l’abeille a commencé dans une précédente série réalisée en 2014 pour l’église Saint Jean des Mauvrets. Une chapelle dédiée à la fécondité est décorée d’ex voto en cire d’abeille.
L’analogie naît ainsi, dans ces visions prophétiques, ces méditations sur la maternité et la disparition.
De quel héritage nous réclamons-nous, de quel passé, de quelle histoire, et quelles legs souhaitons-nous à notre tour transmettre ? Dans les portraits sans visages réalisés au Musée Denais, dont la sensualité perle dans les grains de peau ou les longues chevelures, il est question de féminité, de mystère et d’aura. Non pas d’individus, mais d’humanité et de genre – le féminin. En faisant porter à ces femmes d’anciens tissus piqués de cet animal totem et symbolique, l’artiste entrelace l’histoire et ses circonvolutions.
La douceur du tissu, le velouté des matières, les fonds noirs, nous renvoient à l’école flamande du XVIIe siècle, à ces peintures de genre réalisées dans l’antre des intérieurs, des maisons dans lesquelles était dépeinte dans son intimité la société d’alors. Pour l’artiste dont le travail jusque là dompte les lumières naturelles, c’est une première. Elle parvient à magnifier la lumière feutrée, ouatée de l’espace domestique. Avec délicatesse et poésie, la picturalité de ses photographies s’en trouve renforcée.
En écho à ces œuvres qui subliment les tissus des collections du musée Joseph Denais, Hélène Benzacar produit une seconde série de tirages, réalisée avec une mise d’un autre type : un costume d’apiculteur. Cet habit de travail renvoie aux vêtements anciens avec ses collerettes et son allure presque moyenâgeuse. Pour l’artiste il fait un pont avec les costumes historiques du musée Denais et la collection d’art et traditions populaires où le rapport à l’usage et au travail y sont très présent. «Si ce musée exerce sur moi un pouvoir de fascination depuis des années, c’est que la poésie qui s’en dégage réunit des objets singuliers entre œuvre d’art et relique historique, témoignage ethnographique et spécimen d’histoire naturelle, exemples sans hiérarchie d’art savant et d’art populaire.»
Réalisée avec un appareil photographique 6 x 6 avec un zoom macro, cette série joue de l’opposition entre des premiers plans excessivement nets et des arrières plans qui paraissent par contraste très nébuleux. Les images sont ambiguës et énigmatiques. La qualité des rendus des textures et des matières produit un effet de déréalisation. Sommes-nous face à une projection d’un futur hypothétique ? Est-ce un vêtement d’apiculteur, de protection bactériologique, de désinfection ? Pourquoi se protéger ainsi de la nature, de l’environnement et des autres ?
Basées sur l’interprétation, la subjectivité et la fiction, ces scènes instaurent un récit ouvert. Le réel objectif n’a ici plus sa place. Tant que l’allégorie fonctionne comme un palimpseste, le réel n’est pas pour elle un but mais un point de départ. Il s’agit moins de le circonscrire, de l’interroger ou d’en transmettre le sens que de s’en emparer artistiquement, quitte à le recouvrir, le masquer, le transformer, voire l’effacer totalement.3
Une série de vidéos – nouveau médium pour l’artiste expérimenté à l’occasion de ce projet – met en action des gestes de manipulation des vêtements de la collection. Une subtile sensualité se fraie un chemin ici, notamment dans cette scène ou un couple bâtit une chorégraphie, l’un habille-boutonne, alors que l’autre déshabille-déboutonne. Helène Benzacar fait jouer de ce vêtement comme d’un instrument de musique. Elle dépièce symboliquement ces atours, nous invite à suivre du regard ces mains, ces conductrices d’énergie dont les doigts réveillent la matière, la font à nouveau palpiter.
Ce ballet miniature révèle la composition des costumes, résonnant ainsi avec la dernière des œuvres produites pour le musée : un vêtement réalisé par l’artiste avec la collaboration d’un tailleur. Une veste d’homme sans manche, retournée, reconstituée dont les éléments – poches, épaulettes, doublure, boutonnière – la diversité des trames et des matières s’offre tel un collage cubiste, hétérogène, stratifié, complexe. Savoir-faire ancestraux et patrimoine immatériel sont convoqués. La figure de l’animal s’immisce aussi en filigrane : la veste semble ouverte comme une dépouille déployée. «Il y avait cette idée de dissection dans l’ouverture de la veste, comme s’il s’agissait d’un corps, d’un organisme dont on révèle le système, la structure, l’organisation».
Nombreux sont dans l’Occident médiéval les individus — réels ou imaginaires — que la société, la littérature ou l’iconographie dotent de vêtements rayés. Ce sont tous, à un titre ou à un autre, des exclus ou des réprouvés, depuis le juif et l’hérétique jusqu’au bouffon ou au jongleur, en passant non seulement par le lépreux, le bourreau ou la prostituée, mais aussi par le chevalier félon des romans de la Table ronde, par l’insensé du livre des Psaumes ou par le personnage de Judas. Tous dérangent ou pervertissent l’ordre établi; tous ont plus ou moins à voir avec le diable.4
La collection textile du musée est constituée de nombreuses pièces. La plus photographiée par l’artiste est un vêtement d’homme, une veste d’apparat rayée datant du XVIIIe siècle. Ce choix n’est certainement pas dû au hasard, ce motif que Michel Pastoureau associe aux exclus ou encore au diabolique, est chargé d’histoire. Pour l’artiste il résonne avec les différents voyages à Auschwitz qu’elle a effectués. Accompagnant une classe de lycéens, elle réalise sur place quelques portraits d’adolescentes de dos, une abeille épinglée sur le vêtement. Ce signe d’une inquiétante étrangeté qu’elle a repris pour l’exposition au musée Denais, et qui œuvrait déjà au travers d’un questionnement sur la mémoire individuelle et collective est perturbant, troublant. C’est un détail pourtant, à la limite de l’invisibilité. Un signe ténu, piqué dans la mémoire d’un lieu, qui interroge, s’oppose à l’ univoque, à l’explicite. Du regard absent des adolescentes absorbées par le hors-champ, nous comprenons aussi qu’elles font face à l’histoire. Elles sont tournées ou plutôt retournées, embrassant passé et futur. Si l’atrocité s’est tue, les combats à mener restent encore nombreux. Ceux qui ont disparus ou ceux dont on craint l’extinction semblent ici réunis pour faire face ensemble, faire barrière, être des organes de la résistance.
Alors que l’accélération du phénomène d’entropie se dévoile un peu plus chaque jour, comment concilier temps immémoriaux et vision de futur ? C’est ce qui semble à l’oeuvre lorsqu’un musée demande à une artiste d’aujourd’hui de s’approprier un patrimoine ancien, de l’accorder au présent puis de tisser un fil pour livrer le récit d’un possible avenir.
Vanina Andréani
2020