Photographies numériques couleurs

Édition et texte introductif de Claire Nédellec, Avril 2024

 

Voler ne résulte pas d’un battement d’ailes mais d’une expression du cœur

Charlie, le corbeau (1)

Autrefois dans nos châteaux, à l’instar des pierres précieuses, des grandes tapisseries que l’on déplaçait, la passion de la taxidermie et de la zoolâtrie faisaient rage et il n’était pas rare de voir sangliers, ours, autruches, tigres déambulant dans les douves, jardins et forêts profondes environnantes.

Ne dit-on pas qu’un lion veillait sur le sommeil de François Ier au pied de son lit ?

Ces animaux vivants ou naturalisés, emprunts de sauvagerie et de délicatesse furent de tous temps considérés par des émissaires et diplomates comme des cadeaux de choix. Plus proches de nous dans le temps, les oiseaux qui sillonnent le ciel de la « machine à habiter » conçue par Le Corbusier irradient l’espace d’une énergie têtue pour répondre à l’architecture radicale de la Villa Savoye.

C’est aussi un cadeau de choix que nous recevons en ce printemps 2024 : SAUVAGE voit le jour en Loire Atlantique dans le cadre d’un projet d’éducation culturelle, où le trinôme scolaires ( CM2 ), communes ( Saint Nazaire, Donges et la Chapelle du Marais) et territoire  ( La Carene) s’enhardissent pour « ensauvager l’école » !

Menée par la Galerie Hasy sise à Pornichet qui développe depuis une dizaine d’années une programmation sur les champs de la photographie et la Scène Nationale de Saint Nazaire, cette réalisation s’épanouit autour d’un argumentaire lui aussi de choix : la pièce de Karin Serres « Sauvage » dont l’écriture nous rappelle judicieusement que le sens étymologique et esthétique du titre est : celui ou celle qui vit dans les bois.

Est sauvage ce qui a de la force et du mouvement et échappe aux lois établies en ce qu’elles auraient de conventionnel et de trop limité. La restitution, exposition en extérieur sur la base sous-marine de Thierry Merré et Hélène Benzacar artistes photographes et co fondateurs d’Hasy ainsi que la production d’un livre distribué dans toutes les classes et les bibliothèques en témoigneront.

Thierry Merré par ses pièges photographiques de nuit convoque une temporalité de la photographie très tendue et parfois très lâche entre la prise de vue, le développement, le tirage, exprimant ainsi que tout commence bien avant (choix du motif visé ou construction de ce motif). Avec rigueur mais non sans poésie et humour, il organise des jeux de couleur entre le montré et le caché, le simple et le complexe, l’évident et l’équivoque. C’est un braconnage visuel qui connaît fort bien les pièges et les aléas de la photographie, de sa technique spécifique pour les détourner, les diriger vers des résultats très contrôlés mais aussi inattendus. Une proposition tournée vers la complexité de l’univers, sa matérialité diverse et mouvante ensemble de réalités fluides et d’énergies nomades.

 

Hélène Benzacar nous avait déjà interpelés avec ses images de loups mais plus étrangement encore avec la petite Annlee personnage de manga (égérie de l’art contemporain) que l’artiste décline en « figure-lien » : détournée de sa fonction initiale, Annlee devenait avec ce travail un signe agissant, capable de participer à une multiplicité des mondes et surtout d’engendrer de l’altérité. Altérité encore aujourd’hui en se rapprochant de plus en plus du vivant, par ces portraits-doubles : écolière regardant de près un oiseau naturalisé ou vice et versa. Nous sommes alors saisis par un certain trouble (mais qui est qui ?).

Sans jamais forcer sur un illusionnisme qui serait un peu vain, la photographie en ces instants devient une trame narrative jamais achevée. Puisant visiblement avec jubilation dans le fameux cabinet de curiosités et la collection Deyrolle (2), la matérialité de la photographie peut se faire très douce comme pastellisée, mais ne nous y trompons pas, l’état sauvage revient parfois en force, car les becs sont puissants et les regards perçants. Bien au-delà de l’univers dur et punitif de la fable ou du conte, il y a dans ces images un écho intuitif qui sourd la transgression. Sondant les canons artistiques de la représentation (modèle, pose, portrait …) Hélène Benzacar en ces instants photographiques prend le contre-pied insolite et parfois dérangeant de ce que l’on pourrait apprécier comme un mimétisme tendre et relatif.

 

Gageons que cette expérimentation où chaque enfant en atelier a découvert, prospecté, inventé, fabriqué … soit avant tout une odyssée dont les étapes ont allègrement et sauvagement mixé écologie, sciences et techniques. Oui Martha Graham (3) avait raison de nous dire que « chacun est unique au monde ».

Claire Nédellec

 

 1 ) Charlie the Crow in Animal Planet, Scott Bradfield 1995

 2 ) Deyrolle, institution scientifique et pédagogique fondée en 1831 à Paris, encore aujourd’hui un des plus célèbre lieux en Europe d’entomologie et de taxidermie

3 ) in Danser sa vie, Ed. Centre Pompidou, 2011